DEUXIÈME SECTION

https://www.doctrine.fr/d/CEDH/HFDEC/ADMISSIBILITY/2005/CEDH001-70158

Sur les parties
Avocat :
José-Marie BERTOZZI

DÉCISION PARTIELLE SUR LA RECEVABILITÉ

de la requête no 7549/03
présentée par Daniel MILAN
contre la France

La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant le 5 juillet 2005 en une chambre composée de :

MM.R. Türmen, président,
J.-P. Costa,
K. Jungwiert,
M. Ugrekhelidze,
MmesE. Fura-Sandström,
D. Jočienė,
M.D. Popović, juges,
et de M. S.Naismith, greffier adjoint de section,

Vu la requête susmentionnée introduite le 24 février 2003,

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

EN FAIT

Le requérant, M. Daniel Milan, est un ressortissant français, né en 1947 et résidant à Nice.

Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par le requérant, peuvent se résumer comme suit.

Le requérant est agent de sécurité. A l’époque des faits, il mesurait 1 m 71 et pesait 92 kilos. Il est de confession musulmane.

Il envoya un dessin commenté (voir annexe I) par le biais d’une télécopie à l’association parisienne « J’accuse » dont le but « est de combattre le racisme, l’antisémitisme et négationnisme sous toutes ses formes, et dont l’objet est de lutter contre leur diffusion par tout moyen de communication au public, et en particulier par voie de télécommunication sur le réseau internet ». Cet envoi fut considéré comme une menace de mort liée à une entreprise terroriste par les autorités.

Le 1er octobre 2001, quatre fonctionnaires de police procédèrent, sur instruction du parquet, à l’interpellation du requérant à son domicile. Les fonctionnaires de police affirment que le requérant les a insultés, a tenté de refermer la porte, de se dégager et s’est débattu au moment de l’interpellation, durant le trajet jusqu’au commissariat et au cours de la garde à vue. Ils auraient par conséquent été contraints d’utiliser la force pour le maîtriser à ces différents moments. Le requérant affirme, quant à lui, qu’au cours de son interpellation, du transport au commissariat et de la garde à vue, il aurait reçu de nombreux coups de pieds, de poings, de tête et fait l’objet d’une tentative de strangulation de la part des policiers. Ceux-ci l’auraient également frappé dans le dos avec un « cutter ».

Le requérant ne conteste pas avoir reçu la visite d’un médecin, le docteur R., au cours de sa garde à vue et avoir été conduit à l’hôpital. Aucun certificat médical relatif à cette période n’est produit au dossier. Il semble toutefois que le docteur R. ait demandé par prudence l’hospitalisation du requérant lequel évoquait des difficultés respiratoires suite à une strangulation dont elle n’aurait détecté aucun stigmate. Elle aurait spécifié que les marques de griffure dans le dos, bien que spectaculaires, étaient superficielles et non provoquées par un objet tranchant. Aucune trace de coup sur le corps et la tête n’a été notée.

Le requérant put également rencontrer un avocat au cours de la garde à vue.

Après être retourné au commissariat, il fut présenté au procureur de la République qui lui notifia une convocation par procès verbal pour des faits de rébellion.

Le 3 octobre 2001, à l’issue de la garde à vue, le requérant consulta le docteur N., son médecin traitant, qui établit un certificat médical d’ITT (incapacité totale de travail) de 10 jours constatant que le requérant présentait

« des hématomes douloureux au niveau des deux poignets avec œdème des deux mains, des hématomes au niveau du bras droit, des traces de strangulation au niveau du cou avec douleur à la palpation des cordes vocales avec aphonie, des douleurs à la palpation et mobilisation du rachis cervical et de multiples traces de griffure au niveau du rachis dorso lombo sacré à l’aide d’un objet tranchant, des traces d’égratignure et hématomes douloureux au niveau des genoux; il se plaint également de céphalées fronto temporo occipitales et de sensations d’être dans un brouillard ».

Le même jour, il fit également prendre des photographies de son dos (voir annexe II).

Le 5 octobre 2001, le docteur S. après avoir entendu et examiné le requérant conclut à la présence de

«  Traces traumatiques en région lombaire, aux membres supérieurs et aux poignets pouvant être rattachées aux faits du 01 octobre 2001. Les plaies décrites ont été occasionnées par un objet piquant. L’action des menottes peut être évoquée. De même le frottement sur un plan présentant des aspérités est plausible.

Douleurs déclarées de la face antérieure du cou du rachis cervical.

Ralentissement anxieux et poussée tensionnelle.

Un arrêt de travail est en cours et paraît justifié.

L’incapacité totale de travail personnel (ITTP) au sens du code pénal sera inférieure à 8 jours ».

Le 9 octobre 2001, le requérant porta plainte pour des faits de violences. Le parquet saisit la police judiciaire pour enquêter sur les faits. Les lieutenants de police P., D., et le docteur R. qui examina le requérant pendant sa garde à vue furent auditionnés. A l’issue de cette enquête, la plainte fut classée sans suite.

Par un jugement du 10 décembre 2001, le tribunal correctionnel de Nice condamna le requérant à quatre mois d’emprisonnement avec sursis pour avoir, le 1er octobre 2001, résisté avec violence à un lieutenant de police agissant dans l’exercice de ses fonctions. Les 11 et 13 décembre 2001, le requérant puis le ministère public interjetèrent appel du jugement.

Par un courrier du 21 février 2002, le requérant porta plainte avec constitution civile. Une information fut ouverte contre X pour des faits de violences volontaires ayant entraîné une ITT supérieure à huit jours par personnes dépositaires de l’autorité publique (articles 222-11 et 222-12 du code pénal). Une commission rogatoire fut délivrée à l’inspection générale de la police nationale de Paris (IGPN). Les policiers chargés de l’enquête entendirent tous les protagonistes de l’affaire et parvinrent à la conclusion que les conditions d’interpellation du requérant étaient justifiées par leur cadre juridique et que les allégations de violences étaient non fondées. Ils estimèrent notamment que les constatations médicales initiales ne relevaient aucune contusion confirmant les accusations du requérant à savoir aucune contusion à la tête alors que l’intéressé soutenait avoir été assommé sur le capot de différentes voitures. En outre, il fut relevé des traces superficielles du type « griffures » alors qu’une lacération à l’aide d’un « cutter » était alléguée.

Le 2 décembre 2002, le juge d’instruction entendit le requérant sur les conclusions de l’enquête. Celui-ci déclara que son interpellation ne s’était pas passée comme indiqué et que les constatations médicales étaient sans fondement voire invraisemblables.

Par un avis du 4 décembre 2002, le juge d’instruction signala au requérant que l’information lui paraissait terminée. Par un courrier du 19 décembre 2002, le requérant sollicita du juge d’instruction l’audition du docteur N.

Le 10 janvier 2003, le docteur P. établit un certificat médical dans lequel on pouvait lire

« (...) Le blessé me présente également des photographies confirmant qu’il s’agit bien de sa personne et montrant effectivement des traces de griffures par objet contendant sur de longueurs effectivement de l’ordre d’une dizaine de centimètres, et au nombre de 6.

En aucun cas ces traces ne peuvent être dues à un frottement ; tout au plus peut-on admettre un frottement sur un plan présentant des aspérités (en général les parquets, trottoirs, et locaux divers ne présentent pas de telles aspérités sur le sol... !).

L’action des menottes peut être évoquée, mais paraît difficile du fait des formes arrondies des menottes, de la corpulence de l’intéressé et de certaines lésions qui sont assez hautement situées dans le dos.

Le blessé signale actuellement l’existence de douleurs à la déglutition, de gêne lors de son alimentation, ainsi que de douleurs cervicales antérieures. Il se plaint également de cervicalgies avec une certaine raideur à la mobilisation des différents axes.

Il existe manifestement un état « d’effroi » à l’évocation des faits. Il me signale présenter des cauchemars avec reviviscence des faits traumatisants.

Il signale également des douleurs du genou droit, au niveau de la face antérieure. Il me signale que lorsqu’il aurait été transféré du commissariat à l’hôpital Saint Roch, il aurait été traîné sur les genoux.

[Le requérant] me signale des céphalées persistantes et importantes ainsi que l’existence d’une hypertension artérielle qui serait apparue au cours de cette agression du 1/10/2001 et qui serait actuellement traitée par le docteur N., mais encore mal stabilisée. »

Par une ordonnance du 16 mai 2003, le juge d’instruction déclara qu’il n’y avait lieu à suivre en l’absence de charges suffisantes contre quiconque.

Le 20 mai 2003, le requérant interjeta appel de la décision. Par un arrêt du 27 mai 2004, la chambre de l’instruction de la cour d’appel d’Aix en Provence confirma l’ordonnance de non lieu estimant

« qu’il convient de souligner en premier lieu que le 1er octobre 2001, les effectifs du poste de police de Saint Augustin à Nice ont répondu à la réquisition expresse du Parquet de Nice aux fins d’entendre [le requérant] dans le cadre d’une affaire de menaces de mort adressées par e-mail à une association et que le cadre de leur intervention était parfaitement justifié.

Il résulte des déclarations concordantes et constantes des fonctionnaires de police que [le requérant] s’est fortement rebellé lors de cette interpellation et que la force strictement nécessaire a été utilisée pour le maîtriser, l’interpeller et le ramener au poste de police. Aucun élément du dossier ne permet de mettre en doute la parole des policiers interpellateurs.

En second lieu, le docteur R., médecin intervenu lors de la garde à vue, a réfuté les allégations de violences, les seules traces relevées étant compatibles, selon lui, avec des prises en poids et les conditions de l’interpellation décrites par les policiers.

Elle a confirmé dans sa déposition qu’elle avait demandé par prudence l’hospitalisation [du requérant] sur les seules déclarations de ce dernier lequel évoquait des difficultés respiratoires suite à une strangulation dont elle n’a détecté aucune stigmate. Elle a spécifié que les marques de griffures dans le dos, bien que spectaculaires, étaient superficielles et non provoquées par un objet tranchant. Aucune trace de coup sur le corps et la tête n’a été notée.

Ces constatations faites par un médecin légiste assermenté sont conformes aux conditions d’interpellations relatées par les policiers et donc totalement crédibles.

Par contre, le certificat médical établi par le docteur N. a été rédigé le 30 octobre 2001, soit 1 mois après les faits, et s’appuie principalement sur des doléances et des allégations exprimées par [le requérant], à savoir notamment le fait que les griffures lui auraient été infligées à l’aide d’un objet tranchant. Ces doléances avaient été exprimées le 3 octobre 2001 devant les médecins des urgences du CHU de Nice qui avaient, dans leurs constatations, indiqué « érosion longitudinale sur le dos, type griffure, importante ».

Le 7 juin 2004, le requérant se pourvut en cassation. Par un arrêt du 12 octobre 2004, la Cour de cassation déclara son pourvoi non admis sur le fondement de l’article L131-4 du code de l’organisation judiciaire.

Par un arrêt du 10 janvier 2005, la Cour d’appel d’Aix en Provence confirma le jugement du 10 décembre 2001 concernant la rébellion mais condamna le requérant à deux mois d’emprisonnement avec sursis considérant

« qu’il résulte de la procédure et des débats que le parquet de Nice a donné l’ordre aux services de police d’interpeller [le requérant] suite à la diffusion d’un tract pouvant contenir des menaces de mort à caractère raciste ;

que le lieutenant de police R.P., assisté de trois gardiens de la paix, en exécution de ces instructions, s’est présenté au domicile du [requérant] pour procéder à cette interpellation le 1er octobre à 14 heures 45 ;

qu’après avoir décliné son identité et sa fonction, R.P. a demandé [au requérant] de la suivre pour l’entendre sur ces faits ; qu’après avoir demandé aux policiers « qu’est ce que vous voulez » en termes vifs, [le requérant] a tenté de refermer la porte sur les policiers en leur déclarant « qu’ils n’avaient rien à foutre ici » et en poussant vers l’extérieur R.P.,

qu’il en a été empêché par celui-ci qui a réussi à bloquer la porte avec sa jambe avant d’entrer dans l’appartement assisté des trois gardiens de la paix qui ont du employer la force pour le maîtriser dès lors qu’il hurlait et se débattait pour tenter de s’échapper ;

attendu que les faits de rébellion étant établis, il échet de confirmer le jugement déféré sur la culpabilité ;

qu’eu égard à l’absence d’antécédents judiciaires du prévenu, et quelle qu’ait pu être son attitude ultérieure par laquelle celui-ci, tout en alertant la presse, a déposé plainte contre les policiers pour violences illégitimes, plainte qui a été classée sans suite par le procureur de la République après une enquête approfondie menée par l’inspection générale de la police nationale pouvant donner lieu à une action pour dénonciation calomnieuse, la Cour estime équitable, en se limitant aux faits actuellement poursuivis, de faire une application de la loi pénale plus modérée que celle retenue par les premiers juges et de condamner [le requérant] à la peine de deux mois d’emprisonnement assorti du sursis, tout en excluant la mention de l’inscription de cette condamnation au bulletin no2 du casier judiciaire, le prévenu étant agent de sécurité. »

Par une déclaration du 10 janvier 2005, le requérant se pourvut en cassation contre l’arrêt l’ayant condamné pour rébellion. La procédure est pendante devant la Cour de cassation.

GRIEFS

1. Invoquant l’article 3 de la Convention, le requérant se plaint de tortures subies au moment de son arrestation, de sa conduite au commissariat de police et au cours de sa garde à vue.

2. Invoquant l’article 9 de la Convention, le requérant estime que son arrestation et les tortures subies ont un caractère raciste et sont motivées par sa religion.

3. Invoquant l’article 10 de la Convention, le requérant estime que son arrestation et les conditions de celle-ci portent atteinte à sa liberté puisque leurs causes résident dans le dessin envoyé par télécopie à l’association « J’accuse ». Il se plaint également de la saisie de son ordinateur.

4. Invoquant l’article 14 de la Convention, le requérant considère que son arrestation et les tortures subies sont dues à sa religion, ses opinions politiques et son origine sociale.

5. Invoquant l’article 5 de la Convention, le requérant se plaint d’avoir été arrêté et maintenu en garde à vue pendant quarante huit heures en l’absence de commission rogatoire.

6. Invoquant l’article 13 de la Convention, le requérant considère que les juges, les procureurs, les substituts et la police de Nice se sont employés à nier les faits de violences. Il estime que l’instruction a fait de même et qu’elle a été incomplète puisque de nombreux actes n’ont pas été diligentés.

EN DROIT

1. Le requérant se plaint de tortures et invoque l’article 3 de la Convention lequel est ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

Concernant ces allégations, la Cour ne s’estime pas en mesure de se prononcer sur la recevabilité de ce grief et juge nécessaire de communiquer cette partie de la requête au gouvernement défendeur conformément à l’article 54 § 2 b) de son règlement.

2. Le requérant se plaint d’une violation des articles 5 (droit à la liberté), 9 (liberté de religion), 10 (liberté d’expression) et 14 (interdiction de discrimination).

La Cour constate que le requérant n’a pas soulevé ces griefs devant la Cour de cassation. Il s’ensuit qu’ils doivent être rejetés pour non épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

3. Le requérant se plaint du fait que les autorités policières et judiciaires ont nié les faits de violences qu’il a subies. Pour les mêmes raisons, il se plaint de l’instruction et considère également qu’elle est incomplète. Il invoque l’article 13 de la Convention, lequel est ainsi libellé :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

Concernant ces allégations, la Cour ne s’estime pas en mesure de se prononcer sur la recevabilité de ce grief et juge nécessaire de communiquer cette partie de la requête au gouvernement défendeur conformément à l’article 54 § 2 b) de son règlement.

Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,

Ajourne l’examen des griefs du requérant tirés des articles 3 et 13 de la Convention ;

Déclare la requête irrecevable pour le surplus.

S. NaismithR. Türmen
Greffier adjointPrésident